À BRAS-LE-CORPS

 

Pénétrons l’univers de Laure Forêt avec, en guise de mise en bouche, une histoire vieille comme le monde, représentée au coeur de l’exposition : celle des Trois Parques, soeurs aux origines floues, immuables dans leur dessein de fileuses tranchant le destin, qui incarnent le changement nécessaire aux rythmes de la vie, qui régissent l'existence et la mort. À Pontmain, elles se tiennent droites et nues, tissées sur une surface de tulle tendue, enveloppées par la cascade de leur chevelure prodigue. Dans la broderie au fil de coton, les lignes sont à la fois fragiles, dynamiques et mouvantes : volume capillaire ou membrane cutanée, la transparence du support joue de trames enveloppantes, de liens d’emboîtements, de superpositions voilées qui fusionnent ces trois corps en un seul. Toisons rousse, brune et blonde se fondent en un flux sensuel et pourtant fatal, que l’artiste installe en suspens, dans une extrême flottabilité.

 

Sans doute cette même notion – l’image d’un corps flottant – structure-t-elle en profondeur l’oeuvre de Laure Forêt. Partout s’y exprime un imaginaire du corps perçu comme fond, support, substance, qui porte dans son être l’idée du diffus, de l’indivis, du tissu conjonctif. Ouvert et échappant, cet espace-corps est aussi extrêmement précis dans la ligne qui l’incise et le délimite, même s’il demeure corps symbiose, corps de relation et en relation. Sorte de matrice dans la production de l’artiste, la série Mon Chéri, initiée en 2005, compte actuellement 38 carnets de 100 dessins : dans l’exposition, certains sont extraits et présentés en petits formats, travaillés au crayon et à l’aquarelle. Exit le repentir : partout le trait est franc, il avance sans hésitation, comme porté par une intuition vitale. Dans ces dessins affûtés « comme une écriture dénouée »1, pas d’ombre propre ou portée : l’absence de modelé l’emporte, ce qui est — avec l’assurance du geste — une des composantes essentielles de la stylisation de ces corps elliptiques.

 

Au fil de ces compositions d’une grande économie, prévalent les jeux d’imbrication et de gémellité : on y lit une forme Kâmasûtra candide et schématique, où la relation de couple s’évoque avec le corps de l’autre, ainsi que dans l’entrelacement corps-esprit. L’image d’un seul corps pour deux, la (con)fusion du corps propre et du corps de l’autre renvoie peut-être à la persistance d’un imaginaire corporel archaïque, où contiguïté et continuités identitaires priment sur les relations d’objets. L’utilisation délicate de l’aquarelle, ses vibrations sensuelles comme celles d’un épiderme frissonnant, rejoint cette idée de flux et de partielle dissolution, dans l’autre, avec l’autre. Mais chaque scène demeure allusive et légère, accueillant toutes les projections ou pistes de lecture.

 

Trois autres extraits de Mon Chéri sont agrandis et traités à l’encre de chine, en noir et blanc : le trait prend plus de place encore dans cet océan virginal, où la pilosité a des allures d’arborescence, chevelure-­‐radicelle pour corps souples et ouverts, parfois à peine esquissés. La ligne rappelle celle des shunga, estampes érotiques japonaises dont le nom signifie littéralement "images du printemps", euphémisme pour dire l'acte sexuel – une ligne qui traduit un état de flux et de fantasme, une circulation fluide, amoureuse, harmonieuse. "Au Japon, nous nous intéressons à la métamorphose plutôt qu’à l’être déjà fait, achevé…Depuis longtemps les Japonais cultivent une tradition qui consiste à déformer la réalité. Les choses qui n’ont pas atteint leur plein développement traversent de façon éphémère un état de transition, qui est la beauté même à nos yeux."2 Ici, les corps se métissent, se dédoublent, cumulent les règnes humain et végétal.

 

La matière papier joue elle aussi un rôle principal dans ce ballet graphique : Seawhite of Brighton, Montval, Hahnemuhle, Winsor & Newton sont autant de variétés qui déclinent un grain, une épaisseur, un type de blanc particulier. Attentive à l’épure, l’artiste souligne l’omniprésence du papier comme surface, densité, épaisseur, comme dans la série À la marge. Cette dernière insiste, comme son titre le suggère, sur l’importance du cadre, du bord, du champ et du hors-champ : des gaufrages blanc sur blanc esquissent la silhouette gracile d’un corps fragmentaire, tout en courbes, et donnent une double impression paradoxale — la lourdeur silencieuse, lestée dans la chair du papier, d’un corps immatériel, au bord de l’évanescence.

 

Deux autres séries prennent le support de la feuille comme tremplin d’expérience matiériste : la première s’intitule En surface et travaille l’écorché au scalpel. Paire de jambe dressée vers le ciel et légèrement décollée, bras ballant ou poitrine béante : l’artiste incise et mouille, effeuille et boursoufle. Telle une quête mi-cruelle miromantique, Laure Forêt révèle la présence d'enveloppes ténues, de régions anatomiques à inventer dans l’épaisseur du papier. Le second ensemble se décline en volume : Hymen, Viscères, et Nombril sont présentés sur socle, et arborent des strates de dessins-découpage dans du papier Canson, trois paysages troués qui laissent apparaître, en creux et en relief, la profondeur du corps sculpté, où le vide crée la forme. L’oeil fouille dans les excavations, fentes et tourbillons créés par ces courbes ondulées, ciselées dans le papier — on pense à Matisse, son extrême simplicité linéaire et sa précision dans les papiers découpés. Quant au dépouillement chromatique ici encore privilégié par Laure Forêt, il permet d’allier dimension spirituelle et frontalité de l’évocation.

 

Autour du même motif, de la même obsession, l’artiste diffracte ses approches : travail de variation sur un thème identique, Laure Forêt module et rejoue, comme pour mieux saisir tous les états du corps, interne et externe, en fonction des techniques combinées. Pour les neuf dessins regroupés sous le titre Nous avons parfois tant de difficultés à nous digérer, elle choisit de broder sur tulle et papier, une manière de fouiller la matière, piquée, traversée, parcourue à l’endroit et à l’envers, comme pour traduire la dynamique d’un regard en mouvement, qui tente d’élucider le mystère des choses. Ventre irradiant, système digestif gracieux, trompes de Fallope qui mutent en toison échevelée : les fragments corporels exposent une intimité à la fois crue et métaphorique, dont la réalité charnelle est traitée par une sorte de retenue et de pureté, plus troublante qu’un érotisme explicite.

 

Un semblable équilibre traverse les Extases, grandes broderies sur tulle présentées dans cinq vitrines du village de Pontmain. C’est un extrait de l’extase de Sainte Thérèse d’Avila qui a inspiré l’artiste pour cette série : « Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long dard en or, dont l’extrémité en fer portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu’il le plongeait parfois au travers de mon coeur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu. La douleur était si vive qu’elle me faisait pousser ces gémissements dont j’ai parlé. »3 À nouveau, l’artiste se concentre sur une dynamique émotionnelle, lorsqu’une personne se ressent comme transportée hors d’elle-même par un ravissement, une vision, une jouissance. Prosternées, happées, abandonnées au plaisir, les silhouettes brodées suggèrent à la fois une douce lévitation orgasmique et un flottement léthal4. Dépouillée de tout superflu, chaque composition affirme un credo qui vaut pour l’ensemble de l’oeuvre : par la sensibilité et la souplesse des lignes, la suggestion, sans rien de trop, d’une intensité charnelle — le dessin comme agent secret érotique.

 

Eva Prouteau

 

 

Notes

1 - Jean Cocteau, Pierre Chanel, Le passé défini : journal, Gallimard, 1983, p. 23.

2 – Takashi Tanaka, in L’Imaginaire érotique au Japon, Agnès Giard, Albin Michel, 2006, p.20.

3 - Il est issu de l’ouvrage Vie écrite par elle-même, Thérèse d’Avila, Edition Seuil, 2014. Le texte continue ainsi : « Mais la suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut en désirer la fin, ni se contenter de rien en dehors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle. Elle est spirituelle. Le corps cependant ne laisse pas d’y participer quelque peu, et même beaucoup. C’est un échange d’amour si suave entre Dieu et l’âme, que je supplie le Seigneur de daigner dans sa bonté en favoriser ceux qui n’ajouteraient pas foi à ma parole. Les jours que durait cette faveur, j’étais comme hors de moi. J’aurais voulu ne rien voir et ne point parler, mais savourer mon tourment, car il était pour moi une gloire au- dessus de toutes les gloires d’ici-bas.»

4 – Instant de grâce, entre Eros et Thanatos, mais aussi fatalité de la mort imposée par les Parques, évoquées au début du texte.